YANNE SOCIOLOGUE
Chercher des perles La pensée est un voyage, une exploration. Elle passe par les autres, leurs idées et leurs projets : autant de perles à
Explorer une voie
Par où passer pour vivre avec sagesse ? Cherchons dans les mots, ceux qui définissent des notions, qui racontent des histoires, ceux d’occident et d’orient.
Bien des penseurs s’accordent sur l’existence d’une condition politique de l’homme. La série danoise nous montre, magistralement, la condition de l’homme politique.
« La politique est une guerre sans effusion de sang et la guerre une politique sanglante. ». Cette citation de Mao se trouve en épigramme de l’un des épisodes de ‘Borgen’. Elle pourrait être en tête de toute la trilogie, trente épisodes qui racontent le quotidien de la vie politique au Danemark. Le récit chevauche deux législatures : la conquête du pouvoir et son apprentissage par Brigitte Nybord, première femme Première Ministre du pays (saison 1), son exercice ordinaire en cours de mandat (saison 2), la relance après une défaite et un retrait (saison 3).
Il en va des films comme des livres : on achève certains en sachant qu’on les reprendra. Parce qu’ils sont riches, denses, nous font réfléchir, nous donnent l’impression qu’il y a, comme dans certains paysages, des endroits que l’on a pas encore vus malgré la longue promenade que l’on vient d’y faire. En savourant les dernières images de Borgen il y a des années, la reprise ne faisait aucun doute. À voir de nouveau l’œuvre aujourd’hui, l’émerveillement reste entier[1].
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D’abord, parce que la série est en tous points remarquable comme objet télévisuel. La construction narrative articule des épisodes autonomes, chacun centré sur un événement permettant d’explorer un thème, avec un arc par saison et un récit pour l’ensemble. Les personnages sont nets mais nuancés, épais, dévoilés peu à peu, tels ce populiste xénophobe bien plus fin qu’on ne le croit d’abord, cet élu prolétaire battu au pays des technos, ce communicant muré en lui-même qui ose les mots par amour ; les relations vont et viennent au gré des vents extérieurs et des houles privées. Le jeu est sec, sans la moindre bavure ou même fioriture, laissant toutefois le temps pour les émotions et silences.
Aussi aime-t-on ces femmes et ces hommes, tous, même les moins aimables. Quant au montage, il est aussi efficace que subtil, comme lorsque le malaise d’une tension provoquée par des plans rapides, des cadres et des axes incohérents annonce l’accident cérébral d’un protagoniste. Tout cela est classique, peut-être, mais parfait dans le genre, intelligent, beau, amenant parfois le spectateur au bord des larmes et souvent désireux de tirer le fil d’une idée.
Comment articuler l’espace de la paix ordinaire avec l’espace de guerre froide du champ politique qui détruit pour partie les politiciens ?
Ensuite, le contenu de la série reste actuel. La place des femmes en politique, l’ouverture aux migrants, la nécessité de réformer l’État providence pour sauvegarder la solidarité publique, la contribution des entreprises et l’évolution des modes de production afin de protéger l’environnement… autant de sujets abordés qui sont toujours dans les débats. En outre, la manière dont les questions sont traitées reste pertinente ; une décennie plus tard cela n’a pas pris une ride, et on se demande pourquoi. Classique, là encore ?
Enfin, et peut-être surtout, cette série dessine la condition de l’homme politique. C’est une entreprise rare, sinon exceptionnelle.
Aristote déjà, Arendt, Gauchet ou Lefort ont indiqué qu’il y a une condition politique de l’homme. Cela signifie que nous existons nécessairement au sein de collectivités, qui ont une histoire et une organisation définie par un pouvoir, pour lequel on se bat selon des modalités variables en fonction des régimes. Le tissage aux autres est une des conditions de notre humanité.
Mais la vie politique de l’homme et la vie de l’homme politique sont deux choses différentes. Au point que l’on peut penser qu’il existe une condition de l’homme politique. Celle-ci a fait l’objet de moins d’attention que notre condition générale, bien qu’elle soit centrale ou présente chez des auteurs comme Machiavel ou Montaigne.
‘Borgen’ n’explique pas, mais décrit de manière précise, concrète, quasi documentaire sinon phénoménologique le quotidien de l’exercice du pouvoir. D’épisode en épisode, de séquence en séquence, on voit comment se déroule la danse des événements et des actions. Les premiers s’imposent aux protagonistes ; les secondes leur permettent de prendre la main, d’impulser, de profiter des circonstances pour faire passer leurs idées et intérêts devant ceux des adversaires. Et cette danse est particulière.
Car elle est totalement rythmée par trois éléments. Premièrement, l’inconnu et l’incertitude. La politique fait avec la complexité du réel et avec l’avenir, qu’il s’agit d’amorcer. Or, la complexité – des hommes, de la nature et des choses – est infinie, donc largement inconnue. Quant à l’avenir, il est par définition indéfini et incertain.
Deuxièmement, c’est lié, la politique se danse sur un parquet souple et non rigide. Toute décision, toute action est ambigüe : elle peut être une chose ou une autre. Ainsi, selon qu’elle provoque du positif ou du négatif, elle sera jugée bonne ou mauvaise. Un fait ignoré, une force contraire sous-estimée, le hasard peuvent retourner une situation.
Troisièmement, la danse politique est une danse violente. Pas un slow langoureux, une valse harmonieuse ni même un rock endiablé. Mais la danse des boxeurs, celle où les jeux de jambes et les mouvements du corps adaptés à ceux de l’autre n’ont pour objectif que d’éviter les coups et d’en donner.
Ce que ‘Borgen’ montre à merveille, c’est que ces caractéristiques de la vie politique affectent les femmes et les hommes engagés. Avec l’exercice du pouvoir, on voit une altération progressive de diverses capacités : les capacités relationnelles, quand la domination et la prise sur l’autre remplacent l’échange et le lâcher-prise ; la capacité de synthèse, quand un intérêt particulier fait obstacle à une vision globale ; et la capacité de jugement, quand la lourdeur des charges ou la violence des attaques mène à pondérer de manière incorrecte. Cette transformation issue du pouvoir tient en deux images de la saison 1. Au premier épisode, Nyborg arrive victorieuse au Parlement avec son mari, rayonnante dans une robe souple, échancrée et colorée ; au dernier, elle est seule face caméra, corsetée dans un chemisier noir fermé jusqu’au dernier bouton, corneille sèche que son mari vient de quitter. Toutes ces altérations seraient-elle, finalement, une aliénation ?
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Bien sûr, nous aussi, qui ne sommes pas des politiques, devons faire face à l’inconnu, l’incertitude, l’ambiguïté et la violence. Mais cela n’est pas notre quotidien. Nous savons que si nous faisons quelque chose, le résultat est probable et personne n’essaiera de nous saboter. Certes, les fonctions à responsabilité exposent d’avantage aux tensions. Mais, pour un manager par exemple, une tension avec des travailleurs est en général circonscrite à des moments exceptionnels de crise, ou à des lieux de concertation. Il y a des règles.
En politique aussi il y a des règles, formelles et tacites. Toutefois les règles de la vie politique sont peut-être aux règles de la vie habituelle ce que le droit de la guerre est au droit de la paix. Dans les conflits, on ne fait pas n’importe quoi, mais on peut tuer et réquisitionner.
Si ce qui précède est juste, se pose alors une question : comment articuler l’espace de paix ordinaire avec l’espace de guerre froide du champ politique qui détruit pour partie les politiciens, et comment résister à cet abimement, ou cet abîme ? Car Nyborg résiste, et toute la série est autant le récit d’une lutte avec elle-même qu’avec les autres : lutte pour rester ouverte, libre, attentive au point de vue et à la détresse de chacun.
Une réponse pourrait se trouver dans l’idée d’une zone-frontière qui, à certains endroits, remplace la ligne frontière. Par exemple dans le désert entre le Mali et l’Algérie il n’y a pas de ligne nette, de rivière, de route ou de poste à barrière. Pourtant, un Touareg sait s’il est dans un pays ou dans l’autre. Ainsi en va-t-il peut-être des responsables politiques qui, bien que pris dans le désert des certitudes, savent qu’ils peuvent se trouver en terre de légalité ou hors-la-loi, du côté du préférable ou de la destruction et le l’absurde.
Que l’on vive dans les relations ordinaires ou dans l’extraordinaire des relations politiques, nous serions en fait soumis aux mêmes polarités. C’est, peut-être, ce qui fait de Nyborg notre sœur.
[1] Initialement diffusée sur DR1, la première chaîne publique danoise, la série est actuellement disponible sur Netflix.
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