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Écrire à un ami

Vialatte, maître en chronique, disait que l’on n’écrit bien qu’en s’adressant à une personne en particulier. L’ami P. est mort, mais ceci est fidèle à nos échanges.

LE RÊVE DU POISSON ROUGE

Vieux comptoir, Tchouang Tcheou et le concours de Paris

 

10 Dec 2020

Cher P,

Quand on rentre chez nous, on tombe sur le comptoir trahi. C’est un comptoir, un vrai, à l’ancienne, dans un bois d’un autre âge, qui a vécu une vie réelle dans un magasin à l’ancienne, sous une loi d’un autre âge. Était-ce une quincaillerie ? Une boutique de vêtements ? De bonbons ? Dans un village ou le quartier d’une grande ville ? Qui était la belle en tablier, protégée par cette muraille de chêne, qui souriait au chaland, écoutait une confession, une plainte, un espoir ? À moins que ce ne fût un homme ? Glabre ou moustachu ? Le meuble fut-il rouage d’un succès économique ou témoin d’une déchéance ? Jamais nous ne le saurons. Une chose est sûre par contre : nous le trahissons.  

Car nous avons privé le comptoir de sa fonction initiale, comme on désarme un bateau. Il est ici réduit au simple meuble privé, non commercial, sans plus d’échange par-dessus lui. Au contraire, sur lui, posés dans une domination permanente il y a une corbeille de fruits à picorer, une rose écarlate renouvelée telle sa promesse, et des poissons. Trois poissons : un rouge, un noir, un bigarré rouge-noir. 

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Oui, je sais, c’est cruel, non durable, ‘not animal friendly’, crétin, et sans doute bientôt illégal. Mais c’est une tradition née aux plus jeunes années de nos rejetons. Elle avait alors tout son sens. D’abord, on pouvait mettre les gamins devant l’aquarium plutôt que devant la télé. Ensuite, ils pouvaient apprendre ainsi le soin, donner à manger et changer l’eau.  En fait, je crois que le sens perdure. D’abord, parce que le chat peut regarder le fretin plutôt que monopoliser la télé. Ensuite, parce que les kets apprennent qu’il faut changer l’eau, encore, toujours, sans cesse, continuellement, 15 ans plus tard, même si nous en sommes à la 21e génération de blanchaille. Enfin, et surtout peut-être, parce que Bulle, Bubulle et Hyperbulle nous permettent de rêver…[i]

Il y a chez les vieux Chinois un passage célèbre : « Un jour, Tchouang Tcheou rêva qu’il était un papillon froufroutant, qui, tout à sa joie, donnait libre cours à ses désirs, sans savoir qu’il était Tchouang Tcheou ; puis, brusquement, il s’éveilla, trouvant la lourdeur de son corps ; il se demanda s’il était Tchouang Tcheou qui avait rêvé qu’il était un papillon ou un papillon qui se rêvait Tchouang Tcheou. Il y a certainement une différence entre Tchouang Tcheou et un papillon ; mais tel est l’effet de la transformation des êtres » [ii]. Eh bien, nos poissons me font le même effet : suis-je eux ? 

« Poisson or not poisson, telle est la question ? » qui se pose depuis longtemps. Contrairement à ce que la médisance habituelle leur prête, les poissons sont parfaitement intelligents. La preuve en a d’ailleurs été faite scientifiquement il y a peu quand certains ont passé avec succès le test du miroir, prouvant leur capacité à se reconnaître[iii]. Pour ma part, cela fait belle lurette que je les sais malins. Puisque, pêcheur, je suis plus d’une fois rentré bredouille berné par les truites. Et puisque je les vois bien, nos bestiaux, quand la grande femme blanche rentre le soir. À peine a-t-elle ôté son manteau que les voilà qui viennent vers elle, se collent à la vitre et se mettent à faire le beau en frétillant. Franchement, qui est qui, d’eux et de moi ?

Et puis, récemment, la question a pris un tour moins séducteur, moins joyeux, à vrai dire tout à fait désespérant. Alors que nous devisions l’autre jour avec X, cette agréable personne a sorti une cornichonerie : une belle, une vraie, garantie pur con, médaille d’or au concours de Paris. Je n’en cru pas mes oreilles, surtout la gauche. Or le susnommé X est vif et généreux. Étant données ces qualités, il avait certainement de bonnes raisons pour se fourvoyer ainsi. Mais quand même. Devant ce spectacle réel, je n’ai pas pu m’empêcher de voir en imagination, comme par miracle, apparaître sur son épaule nos trois poissons enfermés dans leur petite boite de verre. Et de me demander à quelles occasions il m’arrivait, à moi aussi, d’être réduit à vivre dans quelques décimètres cubes d’esprit ? Franchement, d’eux et de moi, qui est qui ?

Pour conclure, mon cher P, revenons aux derniers mots du chinois chapitre. « Il y a certainement une différence entre Tchouang Tcheou et un papillon ; mais tel est l’effet de la transformation des êtres ». 

Cela signifie-t-il que tout est dans tout, mais pas tout à fait, quoique quand même ? Cela pourrait-il alors conforter la conviction que faire trois mouflets avec la grande femme blanche fut une tentative commune d’exploration hors de nos bocaux, plutôt qu’une trahison de nos différentes classes respectives ? Et cela pourrait-il indiquer que le comptoir n’est pas trahi, lui non plus ? Mais qu’une autre vie lui est ici offerte, avec une place pour les rêves d’une belle en tablier et d’un glabre moustachu ?

Qui sait ? 

Les poissons, peut-être ?…

[i] afin de conserver leur anonymat, le nom des écaillés a été modifié. 

[ii] Au chapitre II du Zhuang Zi, Discours sur l’identité des choses. Citation extraite de la traduction de Jean Levi (2010) Les œuvres de Maître Tchouang, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, p. 30

Texte chinois et traduction anglaise https://ctext.org/zhuangzi?searchu=butterfly

[iii] https://theconversation.com/les-poissons-ne-sont-pas-si-betes-114159

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