SAGESSES DE GUERRE ?
Écrire à un ami Viallate, maître en chronique, disait que l’on n’écrit bien qu’en s’adressant à une personne en particulier. L’ami P. est mort, mais
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Par où passer pour vivre avec sagesse ? Cherchons dans les mots, ceux qui définissent des notions, qui racontent des histoires, ceux d’occident et d’orient.
Optimistes et pessimistes s’étripent sur la reprise ou l’effondrement. Et si, plutôt, on optait pour le méliorisme ? Si on choisissait du meilleur, en fonction des conditions et conséquences ?
En ces temps de turbulence plus qu’en d’autres, il importe souvent de choisir son camp : optimiste ou pessimiste. Dans un échange ou face à une décision à prendre, ça facilite, ça rassure, on sait qui est qui et par où aller. Pourtant, si l’on veut avancer avec un tant soit peu de subtilité dans une réflexion nuancée, force est de constater que les deux postures sont aussi parfaitement farfelues l’une que l’autre. (Là, j’entends mes amis dont j’estime la profondeur de pensée, l’optimiste E et le sombre JP, avaler leurs parasol ou parapluie). Ceci s’éclaire à la lumière de deux disciplines parmi d’autres, la philosophie et l’économie.
À notre droite, le pessimisme considère que nous ne sommes jamais à l’abri du pire, ‘pessimi’ en latin. Et le vrai pessimisme, celui qui rivalise avec le chocolat en matière de pourcentage pur noir, considère que le pire vient sans l’ombre d’un doute, est même déjà là, toujours déjà.
Ainsi Arthur Schopenhauer, philosophe du XIXe et pessimiste en chef, aurait eu comme devise «aujourd’hui est mauvais, et chaque jour sera plus mauvais, jusqu’à ce que le pire arrive ». Plus près de nous, Cioran a maintenu le niveau : « l’avenir a toujours été atroce, l’homme ne pouvant remédier à ses maux qu’en les aggravant, de sorte qu’à chaque époque l’existence est bien plus tolérable avant que ne soit trouvée la solution aux difficultés du moment ».[i]
En économie, cette approche pleine d’enthousiasme et de confiance en l’avenir a trouvé de nombreuses théorisations. Une des plus connues est l’approche de Malthus. Ce dernier, partant de l’idée que la population augmente de façon exponentielle alors que la production augmente de façon géométrique, affirme que l’humanité court à sa perte, qu’il y aura beaucoup trop de besoins et pas assez de ressources. Cette thèse fut perpétuée à chaque époque et l’est encore[ii].
L’histoire nous apprend que le pessimisme est en général aveugle. Sur le plan humain, le fait que nous continuions dans notre grande majorité à vivre sans nous suicider, voire en faisant des enfants, tendrait à prouver que la perspective d’avenir n’est pas si horrible que ça. (Sauf à considérer que nous sommes tellement bêtes que nous ne percevons pas la catastrophe imminente, ou carrément masos.)
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Le méliorisme suppose que le monde est ouvert et peut être rendu meilleur.
Sur le plan économique, Malthus et tous les Cassandre se sont en général trompés et retrompés. Pourtant aujourd’hui encore la lamentation a la cote. Ainsi, il est de bon ton de prétendre que les machines vont remplacer les hommes. Or on a déjà vu que l’argument était faux : au XIXe par exemple, les tisserands brisèrent leurs métiers mécaniques pour protéger leur travail. Mais la mécanisation entraîna une diminution des prix, qui permit une augmentation de la demande, qui fit grossir l’offre… etc., si bien que leur secteur fut entraîné dans une boucle positive, produisit et embaucha de plus en plus malgré la mécanisation. De nos jours, on constate que les pays les plus robotisés sont souvent ceux qui se portent le mieux, y compris en termes d’emploi. Les erreurs des tristes sires viennent, peut-être, de ce qu’ils sous-estiment la capacité d’innovation technologique et politique : face à une difficulté, nous gambergeons et trouvons souvent des réponses.
À notre gauche, l’optimisme considère que « à tout prendre ‘y a pas de raison de se plaindre » et que « ça va aller ». D’ailleurs, … face à une difficulté, nous gambergeons et trouvons souvent des réponses.
En philosophie une figure d’optimiste se trouve chez Sim, qui aurait prononcé cette sentence majeure de la pensée cabarétine : « il vaut mieux être accueilli par quelqu’un à bras ouverts que par personne à Brazzaville ». Se rattachent au même courant des auteurs moins connus, comme Spinoza, Nietzsche ou Clément Rosset[iii]. Ces deux derniers, notamment, ont mis en évidence la notion de tragique : il y a la douleur, la souffrance, la confrontation à des problèmes sans bonne solution, il est possible que l’existence n’ait pas de sens, mais cela n’empêche pas la joie de vivre, l’exercice de la joie. L’optimisme n’est donc pas niais.
En économie, l’optimisme est à la base de toutes les entreprises : on ne lance pas un projet parce qu’on croit qu’il va échouer. Mais il se dégage aussi des analyses par le temps long. Dimson, Marsh et Stauton ont par exemple montré que, en plus d’un siècle, le retour global sur l’investissement était largement positif malgré toutes les crises, y compris les plus grandes[iv].
Dans le même esprit, mais prenant une perspective plus large que l’économie, le psychologue de Harvard Steven Pinker arrive à une conclusion comparable[v]. Au départ d’une masse de données, il montre que bien plus de monde vit bien mieux qu’avant, plus longtemps, en meilleure santé, mieux nourri, mieux éduqué, dans un univers moins violent… Les faits sont là[vi]. À première vue, l’optimisme serait donc convaincant.
Pourtant, il existe des catastrophes qui font tache sur un cours positif de l’histoire. Dans un récit joyeux, que pouvons-nous faire des brutalités sans limites de la Saint-Barthélemy et de Daesh, de la Terreur révolutionnaire de Robespierre ou Staline, des génocides ? Pouvons-nous nous contenter d’une distinction, d’un presque jeu de mots à la manière de François Jullien qui oppose le « nég-actif » – ce mauvais qui produit du bon – au « négatif négatif » – purement stérile ?
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Écrire à un ami Viallate, maître en chronique, disait que l’on n’écrit bien qu’en s’adressant à une personne en particulier. L’ami P. est mort, mais
Écrire à un ami Viallate, maître en chronique, disait que l’on n’écrit bien qu’en s’adressant à une personne en particulier. L’ami P. est mort, mais
Interroger le monde Le monde, ici, maintenant, à l’horizon de demain et ailleurs. Événements, faits, chiffres : essayer de les regarder pour voir, situer, peser,
Pessimisme et optimisme sont donc renvoyés dos à dos. Ni l’un ni l’autre ne tient complètement, et défendre l’un ou l’autre revient à s’engager sur un chemin contradictoire. La contradiction peut être de trois types.
D’abord, il y a la contradiction objective. Le pessimisme est en contradiction avec l’évolution largement positive des conditions de vie sur notre planète, mais l’optimisme est en contradiction avec l’existence des douleurs, des déclins, le surgissement des événements destructeurs. Ainsi, l’un et l’autre se fourvoient ou se discréditent par leur généralisation dans l’espace ou le temps. Ce qui est vrai, en positif ou négatif, dans un secteur ou pendant un temps, fût-il long, ne l’est pas forcément pour tout et partout. La réalité d’un échec n’est pas la preuve de la nécessité de l’échec, et un progrès massif n’est pas forcément un progrès général. Progrès, oui, mais progrès de quoi ? Et, pour reprendre le terme d’Élisée Reclus, quels sont les « regrès » concomitants aux progrès ?
Ensuite, et en lien, il y a ce que l’on pourrait appeler la contradiction morale. Il est par exemple de fait indéniable qu’une majorité d’entre nous vit dans de meilleures conditions matérielles qu’il y a un siècle. Mais cela n’empêche l’existence de poches de misère. L’évolution est donc globalement positive. Pour autant, une évolution globalement positive qui se fait en laissant une minorité de l’humanité dans la douleur est-elle bonne ? Acceptable ? Si oui, à l’extrême, pourquoi ne pas accepter un bien-être de 90% de nationaux bâti sur l’expulsion de 10% d’étrangers ? Ou la cohérence nationale de 98% de gens normaux obtenue par le gazage de 2% de malades mentaux ?
Enfin, il y a la contradiction subjective. Le fait est que, dans des pays comme le nôtre, nos situations sont largement bonnes. Nous le savons, nous le sentons. Dès lors, quand on nous interroge sur notre satisfaction dans la vie, celle-ci est haute en moyenne. Le rapport établi chaque année par le ‘Happiness Reasearch Institute’ dans la ligne des travaux de Richard Layard indique que les Belges restent dans le « top 20 » des terriens les plus satisfaits[vii]. Pourtant, en même temps, la plupart d’entre nous sont craintifs quant à l’avenir. Dans le dernier baromètre de l’Institut Solidaris, 75% des personnes interrogées se disent « vraiment très inquiètes pour l’avenir de [leurs] enfants/petits-enfants »[viii].
Il y a donc un ensemble de contradictions qui échappent souvent aux réflexions, des contradictions muettes mais pourtant parlantes. Elles nous disent la nécessité de sortir des certitudes, et même des convictions : on ne sait rien de l’avenir, et il est absurde de croire quoi que ce soit à son propos.
Dès lors, le méliorisme apparaît comme la seule approche rationnelle et raisonnable, permettant dans une certaine mesure la sortie de ces contradictions.
Le méliorisme suppose que le monde est ouvert et peut être rendu meilleur. « Il considère l’amélioration au moins possible ; tandis que le déterminisme nous assure que toute notre notion de possibilité est née de l’ignorance humaine, et que la nécessité et l’impossibilité règlent entre elles les destinées du monde »[ix]. Telle est la définition du pragmatiste William James, qui reprend la notion à la poétesse George Eliot.
Pessimisme et optimisme sont déterministes : cela va se passer, bien ou mal. On peut adoucir le propos, et considérer que les deux options sont probabilistes : cela devrait se passer bien ou mal. On est donc en effet dans la conviction.
Par contre, le méliorisme ne préjuge et ne présage de rien. Il est en cela compatible avec la conception de l’histoire comme irrésolue, notamment pensée par Popper : on ne sait pas ce qui vient. Il est aussi compatible avec la contradiction subjective : on peut tout à la fois savoir que la situation est aujourd’hui bonne, on peut penser que statistiquement elle devrait le rester, mais on sait aussi et on sent viscéralement qu’en fait les statistiques ne valent pas nécessairement pour soi. On comprend alors l’inquiétude – l’augmentation du chômage à venir touchera 2% de la population active mais 55% des travailleurs craignent pour leur emploi[x] – aussi bien que l’engagement – le cancer du pancréas tue plus de 90 % des malades dans les cinq ans, mais Manu a néanmoins choisi de se faire traiter.
La réflexion ci-dessus pourrait avoir l’air abstraite et sans conséquence. Au contraire, elle est peut-être décisive aujourd’hui. Car, contrairement aux apparences que donnent les débats politiques et médiatiques gonflés de faits, de chiffres et d’expertise prétendue neutre, ces échanges sont souvent portés par des visions, des fois optimistes ou pessimistes.
La pandémie et son évolution viennent de nous confirmer la pertinence très relative des discours optimistes et pessimistes. En 2019, l’OCDE prévoyait une croissance mondiale de 3,4% pour 2020 ; or, l’année connut une récession de 3,5%. À l’inverse, lors des confinements certains ont hurlé au chaos social tout proche, dansant sur la mélodie de l’effondrement depuis des années lancinante ; or, la relance ressemble plus à une reprise qu’à une rupture.
Le méliorisme, au lieu de se contenter des idées toutes faites ou de projeter sur le monde son propre schéma mental, pousse à porter aux possibilités toute l’attention qu’elles méritent. C’est vrai pour la compréhension, l’écoute, comme pour l’action.
Quant à la compréhension, il s’agit d’être tout à la fois prudent et audacieux. Prudent pour saisir la totalité existante par ses détails autant que par sa structure d’ensemble : écouter les signaux faibles, regarder ce qu’on ne veut pas voir, lire ce qui va à rebrousse-poil de ses idées, aller où on ne devrait pas, parler avec les inconnus et les adversaires, bref, sortir de l’entre-soi et éviter les biais cognitifs. Au temps des bulles internet et du festival permanent des invectives, c’est pas gagné.
Audacieux pour imaginer en tirant sur les fils du présent. Si des utopies ont été réalisées, c’est parce que certains ont imaginé du neuf au départ de l’existant, dont ils avaient perçu le potentiel. Par exemple, la démocratie a été imaginée lorsque certains ont senti qu’une organisation politique sans référence au divin était jouable, même dans un pays de croyants dont le roi était toujours représentant de Dieu.
Quant à l’action, il s’agit de travailler à la fois sur les conditions et sur les conséquences. Évident ? Alors pourquoi un gouvernement belge ‘optimiste’ vise-t-il une augmentation du taux d’emploi de 10% sur 10 ans, sans mettre en œuvre les grandes réformes du marché du travail ou de la formation qui conditionnent cette évolution ? La comparaison avec les pays voisins montre pourtant que de telles réformes sont une condition. Alors pourquoi certains ‘pessimistes’ sur l’islam veulent-ils interdire le port du voile dans les emplois publics ? Un tel geste aurait pourtant comme conséquence l’exacerbation des tensions sociales et le renforcement de la marginalisation de certains ?
« Qu’est-ce qui peut, comme conditions, produire du meilleur, comme conséquences ? » est donc une question moins anodine qu’il n’y paraît. Mais pas encore dominante pour autant. Alors : « mélioristes de tous pays, unissons-nous ! ».
[i] Cioran, E. (1973). De l’inconvénient d’être né. Paris : Gallimard.
[ii] Par exemple Studwell, J. (2016). Du pessimisme en matière d’économie du développement, et pourquoi les pessimistes ont tort. Outre-Terre, 2(2), 9-24. En ligne sur https://www.cairn.info/revue-outre-terre2-2016-2-page-9.htm
[iii] Voir notamment Rosset, C. (1983). La force majeure. Paris : Les éditions de Minuit. Ou ses entretiens avec Alexandre Lacroix, La joie est plus profonde que la tristesse (Stock, 2019)
[iv] Dimson E., Marsh P. et Staunton M. (2002). Triumph of the optimists. Princetown: Princetown University Press. Le travail est depuis actualisé et confirmé, notamment par le Crédit Suisse ; en ligne sur https://www.credit-suisse.com/about-us-news/en/articles/media-releases/credit-suisse-global-investment-returns-yearbook-2021-202103.html
[v] L’auteur se défend d’être optimiste, pointe et interroge les côtés négatifs des évolutions historiques. Mais ses synthèses sont et se veulent toutefois largement positives. Notamment Pinker S. (2018). Le triomphe des Lumières. Paris : Les Arènes.
[vi] Voir encore : Our world in data.
[vii] Voir le rapport HRI 2021 en ligne sur https://happiness-report.s3.amazonaws.com/2021/WHR+21.pdf
[viii] Voir le rapport Solidaris en ligne sur http://www.solidaris.be/Lists/PubDocs/barometre%20bcbe%202020.pdf
[ix] James, W. (1907). Pragmatism. Delphi Classics,
[x] Rapport Solidaris, opcit.
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Écrire à un ami Viallate, maître en chronique, disait que l’on n’écrit bien qu’en s’adressant à une personne en particulier. L’ami P. est mort, mais
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