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Interroger le monde

Le monde, ici, maintenant, à l’horizon de demain et ailleurs. Événements, faits, chiffres : essayer de les regarder pour voir, situer, peser, comprendre, imaginer.

LES MOTS D’ARSENIC

Les mots sont souvent utilisés à la légère. Quand cet usage passe du commerce au monde politique, il y a péril en la demeure du langage

6 Jan 2022

« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir » écrivait Victor Klemperer[i]. Chassé de l’université de Dresde en 1935, ce professeur juif survécut à la guerre par chance et ruse. Tout au long des années de nazisme, il prit rigoureusement note du glissement du sens des mots, progressivement transposé, transformé, perverti. 

La dérive des termes et langues n’est pas réservée aux régimes totalitaires. Éric Hazan, médecin et éditeur, dénonçait en 2006 la tartufferie des mots à la mode. Ainsi le « problème » avec sa solution unique remplace la « question » et ses réponses multiples, la « bavure » rhabille le « crime de guerre »[ii]. Il n’est donc pas étonnant que, aujourd’hui aussi, nous soyons contaminés aux mots d’arsenic. 

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EXPÉRIENCE

Ces derniers mois, beaucoup d’entre nous ont été confrontés à « l’expérience d’achat » numérique. À peine avions-nous réservé par internet un livre à poser sous le sapin ou une nuit d’hôtel qu’un mail nous arrivait : « comment évaluez-vous votre expérience d’achat avec XXX ? ». Choisir un bien ou service, le payer et le recevoir, n’est-ce pas une simple emplette ? Quel rapport avec l’expérience, ce profond mécanisme de connaissance du monde que nous utilisons « quand la raison nous manque »[iii], dit Montaigne ? 

DICTATURE

Depuis des mois aussi, des centaines de milliers d’Européens sont descendus dans la rue pour protester contre « la dictature » des gouvernements en place. Les manifestants hurlaient, en toute liberté, que la liberté est insupportablement bafouée ! Il est vrai que les mesures sanitaires contestées avaient en général été conçues par des gouvernements qui émanent de parlements librement élus, puis avaient été critiquées, amendées et validées par lesdits parlements, avant d’être critiquées, amendées et validées par des conseils constitutionnels ou équivalents. La dictature n’est plus ce qu’elle était.

Pourquoi certains représentants de la culture, qui sont des inventeurs, des jardiniers et gardiens des mots se fourvoient-ils ?

GOUVERNANCE…

Et puis, en Belgique nous avons eu droit à de belles indignations. 

D’une part, une indignation ministérielle. En juillet ‘21, des pluies exceptionnelles faisaient déborder des rivières, un barrage, détruisant des milliers de logements et tuant 41 personnes en Wallonie. Deux semaines plus tard, le Ministre Président répondait aux journalistes sur la reconstruction. L’un d’eux osa interroger sur la lenteur des réformes. Et Monsieur le Ministre Président de répondre : « Le malheur frappe l’Allemagne, allez-vous dire que l’Allemagne est en retard ? Qu’elle est mal gouvernée ? (…) J’en ai un peu marre de cette vision qui accable systématiquement la Wallonie. (…) La gouvernance y vaut celle de l’autre région » [iv].

Pourtant, en comparant les chiffres de Wallonie et d’Allemagne, on constate par exemple que le taux de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale en Wallonie est bloqué depuis deux décennies autour de 25% ; outre-Rhin, il est un tiers plus bas et diminue[v]. Quant à l’European Quality of government Index (EQI), il permet de mesurer que, en matière de gouvernance, la Wallonie est deux niveaux sous la Flandre et le Royaume-Uni, trois sous les Pays-Bas, le Danemark et plusieurs lands allemands[vi]. Sans parler de la comparaison avec la Flandre sur bon nombre d’indicateurs… 

Affirmer que la gouvernance de la Wallonie vaut celle d’une autre région est un mensonge éhonté, du type « plus c’est gros, plus ça passe ». Sauf à considérer que le terme de gouvernance est vidé de sa dimension qualitative. Car une gouvernance est bonne ou non selon qu’elle est efficace, efficiente et légale, voire morale. Mais si l’on comprend le terme comme le simple fait de gouverner, l’exercice du pouvoir échappant à tout jugement, l’affirmation de Monsieur le Ministre Président tient. 

… ET DÉSOBÉISSANCE CIVILE

D’autre part, nous venons d’assister à une belle indignation du monde culturel. On a en tête la ‘séquence’ hivernale : fermeture des salles de spectacle décidée par le gouvernement, dépôt de plainte devant la justice, gain des plaignants, réouverture décidée par le gouvernement, mais avec une jauge de 50 personnes qui équivaut à ouvrir fermé. Avant cette décision de réouverture, certains acteurs culturels avaient dit qu’ils ouvriraient malgré l’interdiction. Avec leurs soutiens, dans les rues et dans la presse, ils affirmaient la nécessité de la désobéissance civile. 

On peut considérer que la fermeture initiale a été objectivement et politiquement absurde, que la culture est essentielle, et que l’action fondée sur une légitimité supérieure à celle de la loi est vitale à toute démocratie. Pour autant, peut-on parler de désobéissance civile dans ce cas ? Le doute est permis… Parce que le principe de ce type d’action, du moins telle que conçue notamment par Gandhi, c’est de se mettre en danger soi-même, et au nom d’un intérêt supérieur. Or, ici, il s’agissait de mettre en danger la communauté autant que soi-même. De plus, la plainte décisive a été déposée par l’organisateur d’un spectacle d’une revue politique annoncée comique et programmée durant trois soirs. Tout en reconnaissant l’importance de la satire et de toute initiative d’expression, il n’est pas sûr que la vie de l’esprit fût anéantie par la non-représentation dudit spectacle. Qu’un secteur socioprofessionnel défende son gagne-pain, c’est normal ; qu’il se drape dans de grands mots de résistants, c’est pour le moins inélégant.

Que l’e-commerce fasse du « wordwashing », cela peut se comprendre comme un usage du cynisme marchand. Qu’une foule qui se prétend peuple scande des sornettes, on peut le comprendre comme l’urticaire de nations souffrantes. Mais comment comprendre qu’un homme dit ‘d’État’ démonétise une des notions les plus importantes de la vie politique ? Et pourquoi certains représentants de la culture, qui sont des inventeurs, des jardiniers et gardiens des mots se fourvoient-ils ainsi ? Les mots nous nourrissent. Les galvauder revient à nous empoisonner. L’empoisonnement est dangereux, pour tous, y compris les empoisonneurs.

 

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Paru le 5/2/22 dans 

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