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Interroger le monde

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LE RISQUE DE VARENNES 

En lançant l’idée d’une Belgique sans e-commerce, Paul Magnette a lancé une idée qui part d’un constat intéressant à débattre. Mais n’alimente-il pas la démagogie extrémiste ?

17 Feb 2022

Il y a quelques jours, le Président du parti socialiste Paul Magnette déclarait : « faisons de la Belgique un pays sans e-commerce ». Même si les mots ont été pour partie sortis de leur contexte, ils sont si discordants avec l’évolution sociale qu’ils ont suscité des torrents de réactions. Beaucoup d’entre elles ont porté sur ce qui a été dit (massivement jugé réactionnaire), sur la raison (un positionnement de protection des faibles), et sur le fait même que ce soit dit (un couac dans le concert gouvernemental). Mais qu’en est-il des conséquences de cette annonce ?

DÉBATTRE…

Il est impossible de répondre à la question tant qu’on ne sait pas si la déclaration déclenchera ou non un débat intéressant. 

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Cela n’est pas impossible. On se souvient que Monsieur Magnette, lorsqu’il était Ministre Président de la Région Wallonne, avait refusé d’entériner tel quel le CETA, traité transatlantique qu’il jugeait trop ou/et mal libéral. Il avait mené une fronde d’abord moquée, puis estimée pour le débat qu’elle forçait, notamment sur des limites relatives aux tribunaux d’arbitrage ou aux matières agricoles. 

Aujourd’hui, il n’y a qu’à se promener dans n’importe quelle rue centrale de n’importe quelle grande ville pour voir que les boutiques des multinationales ont laminé le commerce indépendant, et dans la plupart des villages pour constater que les grandes surfaces ont largement vampirisé le « petit » commerce de proximité. Ces évolutions n’ont pas été favorables à la diversité du tissu socioéconomique, qui consolide une communauté. S’interroger sur la nouvelle mutation du commerce que représente le développement de l’e-commerce, avant qu’elle ne soit irréversible et ait provoqué de nouveaux dégâts, est donc souhaitable plus que risible.

La livraison de pizza à domicile sera-t-elle autorisée si la commande est passée par téléphone, à l’ancienne, mais interdite si nous l’avons choisie par internet ?

…OU NE PAS DÉBATTRE

Mais si un tel débat n’est pas impossible, il est toutefois fort improbable. 

D’abord, on peut douter de notre capacité actuelle à discuter des sujets politiques importants. Par exemple, le Parlement s’est mis hors-jeu au début de la crise Covid en accordant les pouvoirs spéciaux au Gouvernement, et n’a commencé à discuter de la vaccination que lorsque l’évolution de l’épidémie rendait la discussion quasi obsolète. Quant à des sujets aussi décisifs que la définition d’une politique de lutte contre la pauvreté, de l’immigration et de l’inclusion, une stratégie industrielle ou énergétique, on attend toujours qu’ils soient traités avec le sérieux qu’ils méritent. 

Ensuite, plus concrètement, parce que si l’on peut bloquer un processus législatif, fut-il international, comment bloquer une évolution technique qui ruisselle partout, dépend de mille acteurs et présente mille facettes ? Netflix, qui nous vend des places de cinéma dans notre salon, serait-elle interdite ? Et la presse en ligne ? La livraison de pizza à domicile sera-t-elle autorisée si la commande est passée par téléphone, à l’ancienne, mais interdite si nous l’avons choisie par internet ?

 

L’AMBIGUÏTÉ DU PRÉSENT

Si comme c’est probable la déclaration ne mène à rien, elle pourrait finalement s’avérer dangereuse. Pour le PS, et plus largement.

Car il se pourrait alors que le peuple de gauche et les plus fragiles soient fort mécontents. Si une déclaration enclenche du bon, c’est une victoire ; si elle fait pschitt, c’est un échec. Là réside l’ambiguïté du présent qui ne peut être jugé qu’à ce qu’il engendre. Que le débat sur la mutation commerciale avorte et demain, en nous retournant vers aujourd’hui, nous dirons sans doute : « le camarade Paul nous a bien pris pour des pommes en nous vendant un autre monde, alors qu’il savait que c’était impossible et que lui-même a continué de lire la gazette sur son écran ». La sincérité ou non de Monsieur Magnette n’y changera rien.

LA VOIE DES PICOTS

Dans son livre sur les pathologies de la démocratie[i], la philosophe Cynthia Fleury fait référence à la nuit de Varennes. Il s’agit de cette nuit de juin 1791 durant laquelle le Roi Louis XVI quitta Paris. Les interprétations sur son intention restent discutées. Certains affirment qu’il prit la fuite pour aller chercher appui à l’étranger et revenir récupérer la totalité de son pouvoir. Si la Bastille avait été prise en 1789, il restait néanmoins un Roi détenteur de certaines prérogatives politiques et encore populaire. Mais ce qui semble certain, c’est que cette fuite fit comprendre au peuple que le monarque n’était pas de son côté. Fleury juge que c’est à ce moment-là que naît vraiment la Révolution et surtout la Terreur qui, quelques mois plus tard, repeindra la France en sang.

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Le PS, en lançant des idées radicales qu’il sera probablement incapable de rendre fécondes, ne prend-il pas le risque de Varennes ? Le risque d’une bascule ? Avec des sinistrés des inondations qui sont aidés par les volontaires du PTB mais se sentent abandonnés par tous leurs ministres, avec un taux de confiance plancher dans tous les partis et gouvernants à moins de 15%[ii], avec une lassitude collective qui suinte de deux ans de crise (2, comme dans 1791 – 1789 = 2), le passage de la méfiance au rejet n’est peut-être pas à exclure. 

Un tel rejet serait, pour les élections de 2024, une voie royale aux extrémistes de tous poils et picots.

[i] Fleury, C. (2005). Les pathologies de la démocratie. Paris : Fayard

[ii] Baromètre Solidaris, décembre 2021

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