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FAIRE PIVOTER NOTRE PENSÉE

La guerre, preuve du danger d’une pensée conflictuelle, peut-elle nous pousser à créer de nouvelles alliances plutôt qu’à choisir un camp ?

3 Mar 2022

Le droit de la guerre contemporain, coulé dans les Conventions de Genève, s’inscrit dans une tradition presque aussi longue que l’Histoire et remonte au code babylonien d’Hamurabi, écrit il y a près de 4000 ans. Ce droit est paradoxal : il dit ce que l’on peut faire quand on fait ce qu’on ne peut pas faire. En effet, le droit habituel interdit de tuer ou de priver quelqu’un de sa liberté. Par contre, en temps de guerre, c’est autorisé. Mais à certaines conditions, limitées par ce droit : on peut tuer les combattants mais pas les civils, faire des prisonniers mais en les traitant correctement… etc. La guerre déclenchée en Europe il y a quelques jours et ce droit d’exception nous amènent à une question : y aurait-il, aussi, une pensée de guerre ? Non pas une pensée qui prend la guerre comme sujet, mais une façon de penser dont les règles seraient différentes de la pensée par temps de paix.

LA PARALYSIE DE LA NUANCE

La pensée est habituellement comprise comme l’effort de notre esprit pour représenter le monde extérieur ou intérieur : la nature – avec les sciences -, la société et les hommes – avec les sciences humaines. 

Cette pensée-là implique la nuance et la réserve. Pour connaître, c’est-à-dire décrire ce qu’est le réel, ou comprendre, identifier et discuter le sens que nous lui donnons, il nous faut prendre en compte le plus possible d’éléments, de faits, de points de vue, et les articuler dans un discours complexe. Sans cela nous manquons notre cible, nous tombons dans le discours partial, partisan, caricatural. La pensée implique la prudence. En ce sens, elle est largement démunie pour nous aider à vivre en temps de guerre. 

D’une part, car elle décèle le nouveau, le différent, l’inédit, et cela ne peut que mener à un abstentionnisme de la prévision : l’histoire est contingente et l’avenir irrésolu, on ne peut dire avec certitude ce qui va se passer. Les analystes qui annonçaient il y a quelques jours encore que Poutine jamais n’envahirait l’Ukraine en savent quelque chose. 

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Dans tous les camps il y a des gens fiables et des autres, des honnêtes et des filous, des brutes et des tendres

D’autre part, car elle n’aide pas à « choisir son camp ». Puisque dans tous les camps il y a des gens fiables et des autres, des honnêtes et des filous, des brutes et des tendres. Tous les Allemands n’étaient pas nazis, il y a des patrons de gauche, des amateurs de 4X4 qui ont un bilan carbone négatif… La nuance détruit la pertinence de la notion de camp. Mais, en temps de guerre, celui qui ne choisit pas son camp choisit le camp du plus fort.

Mieux vaudrait donc une bonne croyance, fût-elle idiote, qu’une paisible pensée dubitative, désarmée. Ou alors, il nous faudrait une pensée de guerre, une pensée opérationnelle.

PENSÉE EXPÉRIMENTALE

Une telle pensée a déjà, pour partie au moins, été présentée par John Dewey voici un siècle. Dans La reconstruction en philosophie[i], il soutient que la science moderne a changé la donne de la connaissance. Suivant le précepte de Bacon, « savoir, c’est pouvoir », la connaissance n’est plus une affaire de contemplation mais d’action. On ne se représente plus le monde par des idées, bien définies, mais on expérimente dans le monde une hypothèse sur la manière dont il change. Les principes ne sont plus des dogmes, mais des hypothèses.

La thèse de Dewey est que si le changement de paradigme a eu lieu dans le monde scientifique, en revanche il ne s’est pas encore produit dans le champ social et moral : nous y raisonnons toujours par entités et principes fixes et abstraits. Or, nous devrions faire évoluer notre pensée éthique et politique afin qu’elle soit, elle aussi, expérimentale.

Il nous faut chercher à identifier ce qui est favorable à l’harmonie des hommes : dans les situations, mener une enquête pour identifier ce qui pose problème précisément et ce qui fonctionne. Ceci se fait nécessairement dans le cadre d’un débat démocratique, puisque ce sont les citoyens et non seulement des experts qui doivent identifier problèmes et solutions.

Dewey nous donne là une première clé de la pensée de guerre, une pensée pour l’action plutôt que contemplative : elle doit être inscrite dans un contexte précis, non pas générale, et envisager ses propres conséquences, non pas être abstraite. Penser n’est pas décrire, mais se donner des outils pour changer une situation.

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PIVOTER AUTOUR DU FAIBLE

Cette conception de la pensée par les conséquences plutôt que par les principes pourrait paraître cynique : une pensée serait bonne si elle produit du résultat, peu importe le résultat. C’est une des critiques qui ont été faites au pragmatisme, courant que Dewey a contribué à fonder, l’accusation d’une approche nécessairement complice des dérives libérales et dominations capitalistes dont les États-Unis n’ont pas été épargnés. 

Or, il n’en est rien. Car on voit qu’il y a un ancrage de la pensée dans la démocratie : dans sa pratique du débat, autant que dans ses valeurs de liberté et d’égalité qui fondent la pluralité du débat. Cela signifie que, pour être légitime, valide, une pensée opérationnelle doit prendre en considération le point de vue de chacun et de tous. 

Une telle pensée doit donc logiquement être du côté du faible et inclusive. Car, pour qu’une solution réelle à un problème puisse se dégager d’un travail collectif, cette solution doit convenir à tous, y compris le plus faible. 

Par rapport à la pensée telle que nous la concevons habituellement, une pensée de guerre pivoterait donc de l’abstrait au concret, autour du faible.

L’EXEMPLE ZELENSKY

Une telle approche n’est pas neutre et gentillette. Au contraire, elle peut ouvrir à un positionnement original en ce qu’elle mène à sortir des affrontements identitaires attendus. La déclaration du Président Volodymyr Zelensky, qui s’est adressé directement au peuple russe de manière fraternelle, en est un exemple. 

Son allocution peut être vue comme un coup de com. Mais on peut aussi la prendre au sérieux comme la tentative d’une alternative. Dans celle-ci, il n’y a pas d’un côté des Russes et de l’autre des Ukrainiens, des blocs ennemis. Au contraire, il y a un continuum historique, spatial et démographique qui peut être vu de différents points de vue : d’une manière conflictuelle d’en haut, ou par le tissage d’en bas.

Faisant cela, Zelensky n’a pas agi en fonction d’un principe abstrait de nationalisme, qui dans la situation tendue est comme un kérosène hautement inflammable. Mais, dans le contexte caractérisé par du mélange, il a parlé à tous pour prendre appui sur la conscience partagée d’un lien et de la fragilité. Il a, hors cadre, alimenté une conversation démocrate par-delà la frontière. On est très loin de la politique structurée par un « axe du mal ». Et on réinjecte la nuance, cette fois sans qu’elle ne soit plus paralysante mais d’une façon telle qu’elle ouvre l’alternative.

Cela n’a pas empêché l’armée russe d’envahir son pays, c’est vrai. Toutefois, il est très probable que ce type d’attitude crédibilise l’homme aux yeux de la communauté internationale, et le renforce ainsi à terme.

OUVERTURE ET DIFFICULTÉS

On le comprend, cette pensée de guerre est en fait aussi, et peut-être avant tout, une pensée de paix. 

Car cette logique, au sens strict du terme, permet de penser à nouveau frais les questions sociales ou interculturelles. Penser en situation, par les conséquences, en portant attention aux faibles et aux liens, amène à mettre en question les lignes de partage ou de conflit habituelles pour en dessiner d’autres. Avant de combattre des « ennemis de classe », voyons quels sont parmi eux nos alliés de projets, avant d’opposer nos livres religieux ou nous convictions dogmatiques, voyons quelle est la dimension commune de nos cheminements. « Le véritable front, écrivait Martin Buber, passe à travers le soldat, à travers le révolutionnaire. Le véritable front passe à travers chaque parti et chaque homme de parti, à travers chaque troupe et chaque homme de troupe. »[ii]

Une telle approche n’est pas sans difficulté. Par exemple, dans le cas de la guerre en Ukraine, on pourrait imaginer qu’elle amène à soutenir la population russe favorable à la paix plutôt qu’à asphyxier l’État russe et son économie, ce qui au bout du compte affectera surtout les plus fragiles. Mais comment, sur quelle base, avec quels outils, dans quel cadre légal ? 

Et, chez nous, elle devrait par exemple amener à imaginer des nouvelles modalités au dialogue social, à la tension entre travailleurs et patrons qui pourrait être une danse. À cet égard, la récente convergence de vues entre l’Union Wallonne des Entreprises et le syndicat socialiste FGTB pour dénoncer les faiblesses d’un plan de relance régional porté par un chef de gouvernement socialiste pourrait être un précédent intéressant. Mais une hirondelle de mécontentement ne fait pas le printemps de la recomposition.

Bref, cette guerre, compte tenu de son contexte et de ses acteurs particuliers, pourrait nous amener, comme le prônait déjà Dewey, à tenter une pensée expérimentale, attentive au contexte, qui pivote en prenant en compte les conséquences concrètes avant les principes, autour des faibles : une pensée qui pousse à créer de nouvelles alliances, plutôt qu’à choisir un camp.

C’est loin d’être gagné. 

Mais, disait Claudel, « le pire n’est pas toujours sûr »

[i] Dewey, J. (2014). La reconstruction en philosophie. Paris : Gallimard

[ii] Buber, M. (2021). La souveraineté invisible. Paris : Éditions de l’Éclat.

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