Explorer une voie
Par où passer pour vivre avec sagesse ? Cherchons dans les mots, ceux qui définissent des notions, qui racontent des histoires, ceux d’occident et d’orient.
Si la lutte des classes a permis le progrès social aux XIXe et XXe siècles, peut-être est-elle devenue aujourd’hui un paradigme contreperformant. Elle reposerait sur une double myopie, des riches d’un côté et des pauvres de l’autre.
Puisée dans la pratique des soins, la notion d’alliance conflictuelle pourrait remplacer celle de lutte des classes. Elle permet de garder le conflit et l’exigence de décence, tout en amenant à balayer devant sa porte…
Observer et reconnaître la valeur de la richesse et l’utilité des riches ne signifie pas abdiquer la nécessité d’un combat.
Parce qu’on peut croire que l’oppression et l’exploitation sont moralement inacceptables. Oppression et exploitation sont ici comprises comme les formes perverses de la domination, dans le champ politique et économique. La domination, quant à elle, est entendue comme un principe d’organisation reposant sur l’existence de positions hautes (ou d’autorité) et basses (ou d’exécution). Bien qu’elle soit devenue un gros mot, on peut penser que la domination est en fait neutre. Elle peut être acceptable, voire positive dans certains contextes. Par exemple, qu’y a-t-il de mal à ce qu’un apprenti violoncelliste suive les directives de son maître, ou qu’un criminel de guerre soit jugé par un tribunal ? Mais l’oppression et l’exploitation, contraires à l’esprit de la démocratie et socialement dangereuses pour la concorde, doivent quant à elles être combattues. Même si la richesse a une utilité, l’abus de position dominante des riches nuit gravement à la santé de l’humanité. Les conditions d’une vie digne et le respect s’arrachent, elles ne se demandent pas poliment.
Toutefois, nous pourrions inscrire le combat dans une autre perspective que la lutte des classes. Il s’agirait de remplacer cette lutte, fondée sur la distinction ami/ennemi, par une tension alliés/adversaires. Ce serait très différent. Car la distinction ami/ennemi, fondamentale en politique selon Carl Schmitt, justifie la lutte à mort et repose sur une opposition d’identités. L’ennemi est de trop. À l’inverse, la tension entre alliés et adversaires peut être féconde et ne nécessite pas la disparition d’un des deux termes. Notamment car le combat n’est pas (nécessairement) identitaire. Il n’y a pas les blancs contre les rouges, ou les riches contre les pauvres, les bons contre les méchants, mais certains contre d’autres. Dans « L’armée des ombres », film de Melville sur la résistance française pendant la Deuxième Guerre mondiale, il y a une scène magnifique où un aristocrate discute avec un frère d’armes et se moque de ses anciennes convictions royalistes, lui qui combat maintenant à côté des communistes. Les alliances et les adversités sont variables, car elles dépendent des contextes et des situations mouvantes, pas de définitions éternelles de soi ou de sa classe.
Cette autre perspective pourrait être conçue comme une « alliance conflictuelle », notion développée par le psychiatre Gerald Salem. Le travail des soignants, qu’il s’agisse des soins du corps ou de l’esprit, est généralement décrit comme le fruit d’une alliance thérapeutique : malades et soignants sont du même bord, unis contre la maladie. Or, il existe des phénomènes de résistance au soin. Des patients, bien qu’officiellement engagés dans un processus de rétablissement, sabotent celui-ci : un cancéreux du poumon se fume une petite clope, une dépressive se complait dans la détestation de son mari qu’elle refuse de quitter. Ces cas de résistance, dit le psychiatre, montrent la limite de la notion d’alliance thérapeutique. Dans certains cas, il faut rompre avec la convergence et oser le conflit. Il faut sortir de l’illusion du combat commun contre une maladie extérieure, objectivement identifiable, et passer à un combat contre le patient lui-même qui s’empêche de progresser. Il s’agit de le sortir de son confort répétitif, de le débloquer, et si nécessaire de le brusquer. Cette brusquerie existe par ailleurs en médecine : personne n’en voudra au réanimateur d’avoir froissé une côte par un massage cardiaque, ni à la sage-femme d’avoir claqué une vive fessée pour faire respirer un nouveau-né tirant vers le bleu.
Gardons donc la notion de combat, mais remplaçons la lutte des classes par un paradigme plus fécond, inclusif plutôt qu’exclusif.
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L’intérêt d’une transposition de cette approche dans une réflexion collective est double. Le premier, c’est qu’il opère un retournement favorable au dialogue. En entrant en conflit avec son patient, le thérapeute l’oblige, lui permet de prendre conscience de sa part de responsabilité dans la situation. C’est parce qu’il pense et agit de telle manière qu’il contribue à sa douleur. Imaginons une négociation entre syndicats et patrons qui débuterait par une reconnaissance sincère de ses propres responsabilités dans une situation. Si chacun commençait par balayer devant sa porte, on peut penser que la discussion se déroulerait tout autrement que celle qu’on entame avec en tête des « salauds d’tyrans » ou « salauds d’fainéants ».
Le deuxième intérêt, c’est la condition que pointe Salem. Pour que la méthode fonctionne, dit-il, il faut qu’elle s’inscrive dans une relation respectueuse et positive, une relation éthique : « Rappelons que l’éthique désigne l’action humaine en se fondant sur la référence relationnelle, et non sur une « science du bien et du mal » (cette dernière étant le propre de la morale, fondée sur l’individu). Je me réfère en particulier à l’apport de Buber, qui examine toute relation humaine sous une double alternative éthique : la relation de type Je-Tu et la relation de type Je-Ça. Une relation du type Je-Tu est caractérisée par une réciprocité authentique, par laquelle chacun des partenaires offre une même qualité d’attention à l’autre. Chacun considère l’autre comme un être entier et sait que l’autre le considère comme un être entier. Par contraste avec cette forme de relation, une configuration opposée est la relation que Buber appelle Je-Ça. Celle-ci se caractérise par le fait que l’un des partenaires ne considère l’autre partenaire ni de façon équitable, ni comme un être entier (seule une partie de ce Tu l’intéresse, ce qui transforme le Tu en un Ça). » .
Le combattant engagé dans la lutte des classes peut se contenter de charger l’ennemi, le dénigrer, voire le haïr. L’alliance conflictuelle oblige l’autocritique, la volonté de perfectionnement et la réciprocité respectueuse. Pour reprendre les termes de Chantal Mouffe, il n’y a plus antagonisme, mais agonisme.
Il faut être prudent avec cette approche. D’une part, car il existe des circonstances dans lesquelles le conflit politique ne peut sans doute que prendre la forme d’une lutte à mort. Pour reprendre l’exemple de l’aristo et de ses frères communistes chez Melville, ils étaient unis contre les nazis et jouaient leurs peaux. Gandhi, en décembre ’40, écrivit une lettre à Hitler qui commence par ces mots : « Cher ami, m’adresser à vous en tant qu’ami n’est pas une formalité. Je n’ai aucun ennemi. Mon entreprise dans la vie a été pendant les 33 dernières années de gagner l’amitié de toute l’humanité en me liant avec elle, sans distinction de race, de couleur ou de croyance. » S’ensuit une remontrance concernant l’invasion de la Tchécoslovaquie et la Pologne qui témoigne d’une absence de clairvoyance sur la spécificité du danger totalitaire. Mais on peut penser que la nécessité de la lutte à mort est l’exception qui confirme la règle de la pertinence de l’alliance conflictuelle. Et que cette dernière serait une manière de réintroduire l’éthique en politique. Non pas un moralisme de pacotille fondé sur un fantasme de transparence qui permet de lyncher quiconque au moindre faux pas : l’éthique comme discipline de la rencontre.
On peut penser que la nécessité de la lutte à mort est l’exception qui confirme la règle de la pertinence de l’alliance conflictuelle.
D’autre part, car proposer une alliance plutôt qu’une lutte pourra paraître naïf. Il est évident qu’une partie de la classe dominante exploite ou oppresse. Certains discours de grands patrons ou de fédérations patronales sont des déclarations de guerre. Et, « en face », certaines affirmations et comportements de chefs de partis, responsables syndicaux ou associatifs sont du même acabit. Mais on peut, pour prendre une expression de François Jullien, « fragmenter le semblable ». Il y a des personnes de classes différentes, occupant des positions différentes, qui veulent ou pourraient vouloir s’engager dans le dialogue et la coopération. Il existe des possibilités d’alliances multiples, à géométrie variable, qui peuvent être élaborées entre femmes et hommes de bonne volonté. La vie communautaire regorge aujourd’hui d’exemples de ces alliances autour de projets précis.
Bref, à la différence du paradigme de la lutte des classes, celui de l’alliance conflictuelle permet d’apaiser la confrontation politique et d’y redonner une place centrale au dialogue réel.
Si cette approche a du sens, peut-elle avoir une efficacité pratique ? À quoi pourrait-elle nous engager ? À traiter certains contenus en priorité, et à le faire d’une certaine manière.
Quant au contenu, une sortie de la lutte des classes n’est sans doute envisageable qu’à condition que soit posée la question du caractère décent et civilisé de notre société. Le philosophe israélien Avishai Margalit nous éclaire sur ces deux notions : « Je fais la distinction entre société décente et civilisée. Une société civilisée est celle où les membres ne s’humilient pas les uns les autres, alors qu’une société décente est celle dont les institutions n’humilient pas les personnes. »
L’exigence d’une société civilisée impose de nous assurer que chacun a accès aux libertés, biens et services essentiels à une vie digne. Ces éléments sont les réponses à nos besoins matériels et immatériels de base : nourriture, logement, sécurité, soins de santé, apprentissage, liens et reconnaissance, appartenance communautaire. Ils sont donc peu nombreux par comparaison avec l’infinité possible des désirs. Pourtant, bon nombre de nos concitoyens n’y ont pas accès. Ceux-ci, compte tenu de l’effet Matthieu indiqué plus haut, peuvent alors percevoir le confort ou le luxe de certains comme injuste et humiliant. Et l’État, en permettant ce décalage entre besoins élémentaires inassouvis des uns et désirs de luxe comblés des autres, contribue à l’humiliation, à l’indécence.
C’est pourquoi un débat sur le patrimoine et l’héritage est maintenant nécessaire. En effet, bien qu’il soit quasi absent des discussions politiques, sinon tabou, le sujet est décisif. Souvent, on vante la Belgique comme un pays très égalitaire. C’est exact, par comparaison à d’autres, si l’on observe la différence de revenus. Ainsi les personnes situées dans le décile de revenus le plus haut gagnent-elles en moyenne 6 fois plus que celles du premier décile. La tension est donc faible. Mais lorsque l’on observe la différence des patrimoines nets pour ces mêmes déciles, on passe à un multiple de 350 : les 10% des Belges les plus riches ont un patrimoine équivalent à 350 fois celui des 10% les plus pauvres. Si l’on considère, comme indiqué plus haut, que la richesse est largement due à des facteurs indépendants du mérite, cet écart est absurde. Il peut être vu comme un vestige de l’Ancien Régime : un privilège transmis par le sang, en totale contradiction avec l’exigence d’égalité démocratique et qui rompt avec l’appartenance au monde commun. Quand on vit avec 350 fois ce dont dispose son concitoyen, on ne vit pas dans le même monde. Pierre Pestieau, économiste dont certains travaux sont consacrés à l’héritage, estime que nous sommes sur ce point dans une situation qui fait penser à l’Angleterre du XVIIIe. Il faut donc débattre. Et ce ne sera pas facile : avec un budget de l’État qui représente 50% du PIB, nous avons déjà un taux d’imposition global parmi les plus hautes du monde. Mais ne pas débattre ne peut qu’alimenter la lutte des classes, contribuer à la rigidification de camps alors qu’il faut fluidifier des relations.
Bref, pour être plus qu’une formule, le paradigme de l’alliance conflictuelle doit permettre de préciser le contenu d’une action en vue d’une société civilisée et décente. Il nous engage à définir une palette de biens et services décisifs de la dignité, à les rendre effectivement accessibles, et à nous poser la question des inégalités de patrimoine.
Au-delà de son intérêt dynamique, la notion d’alliance conflictuelle ouvre à une politique pragmatiste soucieuse de ses conséquences. Elle entraîne à plus de rigueur dans la méthode et à affronter des questions qui fâchent. Par là, elle pourrait contribuer à renforcer la démocratie.
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