Explorer une voie
Par où passer pour vivre avec sagesse ? Cherchons dans les mots, ceux qui définissent des notions, qui racontent des histoires, ceux d’occident et d’orient.
Puisée dans la pratique des soins, la notion d’alliance conflictuelle pourrait remplacer celle de lutte des classes. Elle permet de garder le conflit et l’exigence de décence, tout en amenant à balayer devant sa porte…
Au-delà de son intérêt dynamique, la notion d’alliance conflictuelle ouvre à une politique pragmatiste soucieuse de ses conséquences. Elle entraîne à plus de rigueur dans la méthode et à affronter des questions qui fâchent. Par là, elle pourrait contribuer à renforcer la démocratie.
Quant à la méthode, la perspective de l’alliance conflictuelle ouvre à une politique pragmatiste. Il ne s’agit pas d’une politique pragmatique, qui se définirait par le possible, mais bien pragmatiste, c’est-à-dire dans l’esprit du pragmatisme. Cette doctrine, développée notamment par John Dewey, met en avant la nécessité de construire la pensée et l’action politiques sur des bases objectives plutôt que sur des croyances non fondées, de tester par expérimentations, et de porter une attention particulière aux conséquences de ses choix. Si ceci peut sembler évident, nous en sommes pourtant bien loin en Belgique.
Le premier élément d’une politique pragmatiste devrait être la rigueur de gouvernance. Par exemple, la négociation n’a souvent que le nom dans nos tractations sociopolitiques. En fait, il s’agit de marchandages déterminés par de purs rapports de forces et où il s’agit de maximiser son propre intérêt, celui de « son camp », sans guère de considération pour ceux qui se trouvent de l’autre côté de la table ni pour l’intérêt commun. Cet archaïsme est fort étrange. Car, depuis des années, les travaux sur la négociation raisonnée initiés par Fisher et Ury à Harvard ont fait leurs preuves aussi bien en matière de résolution de conflits internationaux que de commerce. Ses principes consistent notamment à traiter des questions de différends et non de personnes, et à définir des critères objectifs pour juger des résultats attendus. L’objectivation est une des conditions pour sortir de l’affrontement de principes cher aux lutteurs de classe. L’analyse rigoureuse en amont des débats, puis l’évaluation des politiques contribuent elles aussi à cette objectivation ; elles devraient être encouragées par la perspective de l’alliance conflictuelle. Ces règles ont leur pertinence dans toutes les institutions démocratiques au sens large, y compris les diverses instances de la participation économique et sociale.
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Un deuxième élément, directement lié à la question de l’héritage, est l’usage des patrimoines. La perspective de l’alliance conflictuelle pourrait en effet ouvrir sur une question peu posée aujourd’hui : comment injecter les moyens des riches dans la communauté, au profit de tous ? Car si l’écart de patrimoines doit être interrogé et sans doute réduit, il ne faudrait pas que cette question en masque une autre peut-être plus importante : que fait-on de la richesse ? « D’une manière générale, écrivait Aristote, la richesse consiste bien plus dans l’usage que dans la possession des choses ; car la réalité de biens indépendants, et l’emploi qu’on en fait, constituent la richesse véritable. » (Rhétorique, I, V, 11). Ne pourrait-on ajouter que cet emploi des choses constitue aussi la valeur morale et la légitimité politique des biens ? Ne pourrait-on défendre qu’une fortune privée qui dort sur un compte ne vaut pas la même chose que celle utilisée pour financer la construction de logement social ? Ou qu’un palais regorgeant d’œuvres d’art destinées au seul plaisir personnel d’un rentier est moins acceptable que s’il est mis à disposition de tous les citoyens ? De telles distinctions permettent de poser la question de l’usage collectif de biens privés. Cet usage ne changerait pas l’inégalité des patrimoines, mais pourrait atténuer en partie sa dimension problématique : quand un bâtiment privé a une fonction publique, tel un musée, il perd de son caractère exclusif.
Il est impossible de partager la conscience d’une communauté de condition et d’existence quand on s’ignore, et impossible de se confronter si on ne se rencontre pas
Par la voie pragmatiste d’une communautarisation, d’énormes moyens laissés hors du jeu social pourraient y revenir. Et ils pourraient répondre aux énormes besoins des perdants de ce jeu, dont on a vu qu’il est truqué par la naissance. Les patrimoines inégaux qui contribuent aujourd’hui au manque de civilité et de décence de la société pourraient alors, à l’inverse, contribuer à une restauration de relations sociales dignes de ce nom.
Un troisième élément est le développement de lieux communs. Les quartiers de résidence sont de plus en plus séparés et différents. Recréer des lieux d’une vie commune, mélangée plutôt que ghettoïsée, est à la fois condition et conséquence d’une politique pragmatiste inscrite dans une dynamique d’alliance conflictuelle. Il est impossible de partager la conscience d’une communauté de condition et d’existence quand on s’ignore, et impossible de se confronter si on ne se rencontre pas. La mixité sociale a en outre l’avantage concret de tirer les standards vers le haut : quand le plafond tombe dans une classe, il sera plus vite réparé si l’école est fréquentée par des fils de ministres et de patrons que si elle ne compte que des enfants de chômeurs. L’existence de lieux communs permet en outre de redonner une visibilité à des personnes, des familles, des pratiques et valeurs qui, confinées dans des lieux « de seconde zone » disparaissent de l’espace public. Par contre, l’existence de lieux communs ne détermine pas les politiques précises qui y seront menées. On peut en effet imaginer des orientations plutôt libérales ou protectionnistes dans des quartiers mixtes. Mais l’existence de ces derniers indique une approche inclusive.
Le paradigme de l’alliance conflictuelle ouvre donc à une politique pragmatiste, spécifique par certains éléments de contenu et de méthode. Plus profondément, ce type de politique pourrait contribuer à étayer la démocratie.
Le constat d’un affaiblissement de la démocratie est global : Trump et Bolsonaro ayant perdu les élections ont soutenu l’attaque de leurs Parlements, Modi manœuvre pour empêcher son principal opposant de l’affronter aux élections indiennes de 2024, l’inflation législative stérile gagne bien des pays… Chez nous, aucune des réformes importantes et souhaitables ne semble pouvoir être menée à bien, la confiance dans les institutions s’effondre et le nombre de voix perdues augmente à chaque scrutin.
Les raisons de cet affaiblissement sont certainement multiples et pour partie spécifiques aux contextes. Mais on peut penser qu’un élément fondamental est le sentiment grandissant d’éloignement des uns par rapport aux autres, l’impression que ce qui sépare est plus important que ce qui réunit : être un républicain du Texas compte plus qu’être citoyen américain, être hindou plus qu’Indien, Flamand plutôt que Belge ou Liégeois plutôt que Wallon… Et ce sentiment d’éloignement contribue à cet effritement de la confiance, qui fait le lit des populismes de gauche comme de droite.
La logique d’alliance conflictuelle et ses dispositifs concrets pourraient contribuer à lutter contre ces renfermements. Ils ne fourniraient pas une baguette magique pour supprimer toutes les tensions et créer une fraternité universelle. Mais ils pourraient redonner une valeur à la diversité sociale. Et cela est urgent.
Car n’est-il pas étrange que la diversité soit aujourd’hui largement valorisée et défendue, sauf au plan social ? Ainsi, la défense de la biodiversité est devenue un combat prioritaire dans de nombreuses arènes. La valorisation de la diversité de genres amorce un rééquilibrage depuis longtemps attendu entre femmes et hommes aux fonctions à responsabilités. La diversité culturelle est valorisée par l’industrie musicale, le cinéma, les médias, ainsi que par de nombreuses entreprises. Mais la diversité des classes est souvent connotée négativement, et la rencontre avec des personnes d’autres origines sociales n’est pas du tout aussi glamour que le sauvetage des variétés anciennes de pommes normandes, la création de toilettes pour ceux qui ne se reconnaissent ni homme ni femme, ou le hip-hop persan. Pour certains, les bourgeois restent à abattre, pour d’autres les gueux ne valent pas le moindre effort.
Or, la diversité sociale est peut-être la diversité la plus fondamentale de la communauté humaine. Nous ne naissons pas seulement dans une famille ou un État, mais dans un groupe social particulier. C’est ce dernier qui est le creuset de nos repères, de nos lieux d’apprentissage, valeurs, relations, de nos habitudes de table, accents, loisirs, aspirations. Nous sommes toujours d’une tribu, une caste, une classe. La communauté humaine est un archipel, une et multiple. Et la démocratie, par l’affirmation de l’égalité des droits, est un régime qui nous permet d’affirmer et de faire vivre cette dimension d’unité sous la fragmentation. Néanmoins, les droits et institutions ne suffisent pas. Il faut des pratiques, une envie, un esprit. Un esprit d’alliance, fût-elle conflictuelle, est sans doute nécessaire pour relancer aujourd’hui la cohésion sociale et la démocratie.
Pour reprendre le fil de ce papier, on peut penser que la lutte des classes, fondée sur la notion d’ennemi, n’est plus à même d’apporter les progrès sociaux qu’elle a nourris au cours des deux siècles passés. Au contraire, on constate que le retour des discours de combat brutal n’entrave en rien la fragilisation et le décrochage social d’une part importante de la population.
Un autre paradigme est nécessaire. Nous avons besoin d’une autre approche et une autre méthode pour sortir des affrontements stériles, nous accorder sur les conditions minimales d’une société civilisée et digne, recommunautariser des moyens et patrimoines en vue de concrétiser cette dignité, nous réunir dans des espaces communs.
Cet appel pourrait paraître niais, tant la lutte semble gagner. Alimenté par le kérosène des réseaux sociaux, le débat public prend souvent l’aspect d’une guerre en temps de paix, d’un combat de tous contre tous, tout le temps et partout. De plus les contraintes environnementales ajoutent une tension croissante à la question sociale, sans pour autant la transformer ; quelle que soit l’ampleur de la valeur ajoutée ou retirée, il s’agit toujours de la partager. Mais la difficulté ne change rien au besoin : nous devons nous remettre à la table des discussions pour dialoguer entre classes, et plus largement entre parties prenantes issues de divers mondes sociaux. Nous devons dialoguer vraiment, dans un souci de respect, de curiosité, de réciprocité, d’inclusion et non d’exclusive. Sans doute faut-il pour cela renforcer la qualité de la gouvernance, qu’il s’agisse de l’arbitrage de l’État ou des dispositifs de négociation sociale. En tout cas, nous devons nous rencontrer pour agir, plutôt que nous agiter dans l’ignorance mutuelle.
Étayer la démocratie passe par là.
Ce post est bien plus long que d’habitude, au point d’être présenté en trois parties. Il est né d’un projet de communication dans le cadre du think tank Itinera auquel je suis attaché, un lieu de grande liberté intellectuelle et parfois de joyeux désaccords. Dans la ligne des études que nous y menons, j’ai en général privilégié l’exploration nourrie d’observations concrètes à une analyse théorique ou historique. Certains reconnaîtront néanmoins plusieurs philosophes ou sociologues dont les écrits ont influencé cette pièce. Le terme d’essai est donc particulièrement adapté à ces quelques lignes. Il s’agit d’essayer modestement de trouver, dans le contexte actuel du grand concours de hurlement, une voie par où penser les conditions d’une politique solidaire et néanmoins nuancée. En ce sens, ce n’est que la tentative de renouvèlement d’un travail qui s’est fait, notamment il y a un siècle, et reste pour partie d’actualité.
La réflexion prend aussi racine dans ma thèse sur la sagesse politique. En comparant des politiques tels Marc-Aurèle, Montaigne ou Gandhi, on constate que la rencontre est centrale dans leurs pensées et actions. Tous ont œuvré à la coexistence la plus harmonieuse possible de personnes et groupes différents, que parfois des conflits profonds opposaient. Si nous voulons nous inscrire dans leurs pas, il me semble que la question de la rencontre passe aujourd’hui par celle des classes.
Enfin, le texte s’inscrit dans un parcours personnel chanceux qui m’a amené à côtoyer différentes classes plus ou moins de l’intérieur. Ce privilège tient à une naissance dans un milieu populaire, à des études qui ont ouvert les portes d’autres univers, à des compagnonnages amicaux ou professionnels, et à une femme. Depuis 30 ans, je partage ma vie avec une fille de l’aristocratie par son père, de la grande bourgeoisie par sa mère. Cela m’a permis de constater que, dans son milieu d’origine comme dans le mien, on trouve les mêmes intelligences, générosités ou médiocrités. Et cela m’a permis, dans la joie d’une existence partagée, d’éprouver une certitude difficile à prouver : mieux que la nécessité de la lutte des classes, il y a la possibilité d’une danse des classes …
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Interroger le monde Le monde, ici, maintenant, à l’horizon de demain et ailleurs. Événements, faits, chiffres : essayer de les regarder pour voir, situer, peser,
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