E-ssais Logo PNG

Explorer une voie

Par où passer pour vivre avec  sagesse ? Cherchons dans les mots, ceux qui définissent des notions,  qui racontent des histoires,  ceux d’occident  et d’orient.

PTB, LA POLITIQUE CUBISTE

Le Parti des Travailleurs de Belgique s’inscrit dans la tradition dure des communistes, contre l’approche collaborante de la social-démocratie. C’est sans doute porteur électoralement, mais peu fécond de paix sociale.

31 Mar 2022

Le Parti des Travailleurs de Belgique sera très probablement le grand vainqueur des élections de 2024, côté francophone. Pour une double raison : la force de leur dynamique, et la faiblesse des autres. Le dernier baromètre du Soir confirme leur montée constante dans les sondages, au point de flirter avec les 20% d’intention de vote en Wallonie et de dépasser 16%… et le PS à Bruxelles.

On pourrait réagir à cette évolution d’un revers de la main en se disant que la montgolfière finira bien par arrêter de prendre de la hauteur. Voire en s’inscrivant dans les pas de Bertolt Brecht et en proposant, si jamais les cocos gagnaient le prochain scrutin, de dissoudre ensuite le peuple plutôt que le Parlement ! Ce serait une grave erreur. Car l’extrême gauche répond à une aspiration d’une partie de notre population. Il s’agit d’une aspiration légitime au bien-être, à la décence et la justice criée par une partie fragile et vulnérable d’entre nous. Et il s’agit d’une réponse rigoureuse, car construite dans un cadre intellectuel cohérent articulé à un travail de terrain conséquent dans des maisons médicales, des entreprises ou des villages sinistrés.

Reconnaître cela ne signifie pas adhérer ou se réjouir de l’évolution. Au contraire, on peut considérer qu’elle est pour partie dangereuse. Parce que le contenu du programme PTBiste est contestable, notamment son étatisme. Parce que certaines pratiques du parti sont elles aussi contestables, en particulier la porosité entre la médecine du peuple et le militantisme politique très scabreuse sur le plan déontologique. Et parce que les conséquences d’un PTB incontournable seraient explosives : comment constituer un gouvernement fédéral avec un Nord très à droite et un Sud radicalement à gauche ?

 

LE DÉBAT JAURÈS/GUESDE

Il faut donc prendre le mouvement au sérieux pour en faire une critique sévère mais honnête, objectif de ce papier. À cette fin, on peut interroger le cœur de la différence entre PS et PTB. Non pas en comparant les jetons de présence des représentants des uns et des autres dans les intercommunales liégeoises (quoique…), mais en lisant un débat vieux de plus d’un siècle : celui qui opposa Jean Jaurès et Jules Guesde.

En 1900, Jaurès et Guesde, deux cadors français du mouvement ouvrier et socialiste d’Europe, se sont affrontés devant 8.000 personnes à l’hippodrome de Lille. Leur but était de clarifier leurs positions en matière de méthode. Ce qui peut paraître abstrait ainsi formulé s’enracinait dans une question très concrète : fallait-il s’engager dans un gouvernement avec les bourgeois ? C’est ce que, quelques mois plus tôt, le socialiste Millerand avait fait en devenant ministre du gouvernement Waldeck-Rousseau. Ce dernier, dit « Gouvernement de défense républicaine », était une large coalition d’union nationale mise en place pour lutter contre les extrémismes liés à l’affaire Dreyfus, décisive dans l’affrontement des deux tribuns.   

Je partage

Le PTB brosse un portait cubiste de la société, anguleux et laid. On peut lui préférer une esthétique faite de couleurs diverses et d’harmonie.

Le texte publié de la joute , aussi remarquable par sa clarté que par l’éloquence des deux adversaires, permet de saisir l’importance des enjeux de l’affaire Dreyfus et la participation gouvernementale. Il en va, ni plus ni moins, de la conception de la société et de l’action politique.

 

L’APPROCHE PAR ALLIANCES DE JAURÈS

D’un côté, Jaurès défend une approche par alliances, collaborante et progressive. Il la fonde sur une conception précise de la lutte des classes qui dépend selon lui de trois éléments. Un : l’existence du fait observable de la différence entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Les uns et les autres sont en conflit pour tirer le plus de profit ou rémunération du travail accompli, autrement dit pour baisser ou augmenter les salaires. Deux : l’imagination d’une alternative, la conception de « la possibilité d’une société différente, (…) une société nouvelle et plus juste ». Cette conviction est le ressort du combat ; sans elle il n’y aurait pas de lutte. Trois : n’attendre la libération de personne d’autre que de soi-même, et non d’une puissance céleste bienfaisante – comme le croient les socialistes chrétiens – ou de la bourgeoisie éclairée – ce qu’imagine le socialisme utopique des Owen ou Fourier.

« Ce principe si général, dit Jaurès, vous indique une direction générale ; mais il ne vous est pas possible d’en déduire la tactique de chaque jour.» Dès lors, il va falloir décider de ce qui compte lorsque la lutte des classes ne suffit pas à orienter. « Dans chaque cas particulier, il faudra que vous examiniez l’intérêt particulier du prolétariat ». Avec l’affaire Dreyfus, il s’agit de défendre la vérité, la justice et l’égalité des droits, y compris pour les juifs. Il s’agit donc d’être du côté d’une partie de la bourgeoisie contre une autre, avec celle qui défend le capitaine contre celle qui l’attaque.

Le raisonnement est le même concernant l’entrée au gouvernement. « Nous savons très bien que la société capitaliste est la terre de l’iniquité et que nous ne sortirons de l’iniquité qu’en sortant du capitalisme. Mais nous savons aussi qu’il y a des ennemis plus forcenés dans la société bourgeoise, des adversaires plus haineux et plus violents les uns que les autres ; et lorsque nous soutenons un ministère, ce n’est pas pour ce ministère, c’est contre les autres plus mauvais qui voudraient le remplacer pour vous faire du mal. ».

Puisque le débat sur la lutte par la voie parlementaire a été tranché en faveur de l’engagement trente ans plus tôt, et suivant l’exemple des maires socialistes qui exercent des responsabilités à Lille ou à Marseille, il faut « aller s’asseoir dans les gouvernements de la bourgeoisie pour contrôler le mécanisme de la société bourgeoise (…) pour collaborer le plus possible aux œuvres de réforme ».

LE RADICALISME DE GUESDE

De l’autre côté, la position de Guesde est toute différente. Pour lui, la lutte des classes est nette et toujours opérationnelle. « La lutte de classe (…) doit être (…)  la règle de nos agissements de tous les jours, de toutes les minutes. Nous ne reconnaissons pas la lutte de classe, nous, pour l’abandonner une fois reconnue, une fois proclamée ; c’est le terrain exclusif sur lequel nous nous plaçons, sur lequel le Parti ouvrier s’est organisé, et sur lequel il nous faut nous maintenir pour envisager tous les événements et pour les classer. »

Dans l’affaire Dreyfus, c’est donc simple : il n’y a pas à défendre le membre d’une autre classe que la classe populaire. Il serait en effet absurde de défendre un bourgeois, de surcroit militaire, un « homme qui, en pleine jeunesse, fort d’une richesse produite du vol opéré sur les ouvriers exploités par sa famille, et libre de devenir un homme utile, libre de faire servir la science qu’il doit à ses millions au bénéfice de l’humanité, a choisi ce qu’il appelle la carrière militaire. Il s’est dit : « Le développement intellectuel que j’ai reçu, les connaissances multiples que j’ai incarnées, je vais les employer à l’égorgement de mes semblables. » ». Prendre le parti de Dreyfus, ce serait oublier les iniquités dont les prolétaires sont tous les jours victimes, ce serait une « véritable duperie ». Il faut donc voir dans le scandale une occasion de ruiner l’ensemble du régime, plutôt que l’appel à en sauver certaines valeurs.

Comme chez Jaurès, il y a une cohérence entre la position sur l’affaire Dreyfus et celle sur la participation : si l’on défend un bourgeois, il est normal de passer ensuite à la dimension collective. « Il a suffi qu’une première fois le Parti socialiste quittât fragmentairement son terrain de classe ; il a suffi qu’un jour il nouât une première alliance avec une fraction de la bourgeoisie, pour que sur cette pente glissante il menace de rouler jusqu’au bout. Pour une œuvre de justice et de réparation individuelle, il s’est mêlé à la classe ennemie, et le voilà maintenant entraîné à faire gouvernement commun avec cette classe. Et la lutte de classe aboutissant ainsi à la collaboration des classes. » Cette collaboration ne peut qu’aller à l’encontre du socialisme qui doit poursuivre le renversement de la société capitaliste.

Je découvre

Que risquons-nous ?

Interroger le monde Le monde, ici, maintenant, à l’horizon de demain et ailleurs. Événements, faits, chiffres : essayer de les regarder pour voir, situer, peser,

Lire la suite »

DEUX VISIONS DE LA SOCIÉTÉ

On le comprend, le désaccord des deux hommes est explicite et porte sur la méthode. Jaurès prône une approche réformiste, avec des collaborations possibles au cas par cas. Car, dit-il, toute nouvelle société ne peut s’épanouir qu’après avoir « pénétré par toutes les fissures, par toutes ses plus petites racines, dans le sol de la société ancienne. » Guesde défend une action révolutionnaire, un basculement majoritaire et sans concession, sans prendre le risque d’être instrumentalisé.

Mais un désaccord, non dit cette fois, porte aussi sur la vision même de la société. La méthode de Jaurès repose sur la conception d’une société complexe, fait d’une pluralité de plans ou perspectives, de points de vue et de valeurs. Ainsi des prolétaires peuvent-ils être en lutte avec l’ensemble des bourgeois sur le plan économique, mais néanmoins être d’accord avec une partie d’entre eux et en désaccord avec une autre sur un plan moral. Ceci va de pair avec un fondement universaliste, et par conséquent une solidarité large.

À l’inverse, Guesde réfléchit dans le cadre d’une société binaire, avec des possédants et des démunis. Cette distinction est déterminante de toutes les lectures et actions, et va de pair avec une logique communautaire : la solidarité a du sens entre soi, pas avec les adversaires, sinon les ennemis. « La lutte de classe interdit le commerce de classe » L’universalisme n’est toutefois pas exclu de son système de pensée. En effet, le prolétariat est la « classe providentielle (…), appelé à réaliser, à créer une société nouvelle, émancipatrice non plus de quelques-uns, mais de tous, (…) parce que ses intérêts se confondent avec les intérêts généraux et définitifs de l’espèce humaine tout entière ! ».

OÙ SE SITUE LE PTB ?

Le succès croissant du PTB peut se comprendre en fonction de la définition de la lutte des classes de Jaurès, avec ses trois critères. Un : quant à la différence entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, ce n’est pas par hasard si le parti grimpe dans les intentions de vote à Bruxelles, ville où le taux de propriété est passé en quelques années de 70 à 40% de propriétaires.  Deux : quant à l’imagination d’une alternative, on peut penser que c’est bien le désir puissant d’une société nouvelle et juste qui emporte l’adhésion, un désir si puissant qu’il ne peut plus se contenter du réformisme. Trois : n’attendre la libération de personne d’autre que de soi-même, on peut penser que c’est le ressort du nombre croissant de membres au PTB. Il s’agit d’une tendance inverse à celle des autres partis, notamment du « PS embourgeoisé » dont beaucoup n’attendent plus rien.

Mais cette lutte des classes est aussi la base de la doctrine de Guesde, dont le PTB semble bien plus proche que de Jaurès. D’abord, par ses analyses binaires. Il y a les faibles et les forts, et les faibles ont toujours raison. Ainsi faut-il défendre les indépendants et les PME, mais s’attaquer aux grandes entreprises capitalistes, ou défendre les chômeurs sans limites, en refusant la dégressivité de ces allocations. Ensuite, le PTB est très largement absent des exécutifs malgré des résultats électoraux conséquents. La direction du parti estime que ce sont les autres qui posent des conditions de participation au pouvoir inacceptables. Certes, mais ce qui est inacceptable dans une perspective révolutionnaire peut être acceptable dans une perspective réformiste.

On peut donc penser que le parti est bien radical et conflictuel. Ce n’est pas un scoop…

COMMENT PASSER DU ‘CONTRE’ AU ‘AVEC’ ?

Ainsi observés et compris, le PTB et son succès incitent à la réflexion.

Son approche conflictuelle est compréhensible et défendable. D’une part, car force est de constater que dans les faits, même en Belgique, il existe une masse de personnes qui sont systématiquement laissées pour compte. Par exemple, la succession de plans de lutte contre la pauvreté n’empêche pas la pauvreté de stagner depuis des années et de blesser environ 20% de la population belge, 40% à Bruxelles. Et cela n’empêche pas un phénomène de décrochage de certaines catégories de la population, comme les familles monoparentales ou les personnes peu formées, qui elles s’enfoncent. Dès lors, les mesures inefficaces peuvent apparaître comme des demi-mesures qu’il faut dépasser et attaquer les problèmes plus violemment, prendre l’argent où il est, dégager les élus tièdes. D’autre part, sur un plan plus abstrait la conception défendue par certains auteurs – tel Édouard Delruelle – de la politique comme un art du dissensus en non du consensus peut être féconde. Il ne s’agit pas d’être d’accord entre poules et renards, mais d’organiser la protection des poules contre les renards, et basta. Une volonté de consensus serait une volonté de dissoudre les divergences politiques fortes, liées à l’irréductibilité des situations et points de vue divers, dans une vaseline économico-gestionnaire. À entendre le charabia de certains élus ou représentants patronaux, on est tenté de se laisser séduire par la radicalité.

Néanmoins, on peut encore considérer que l’approche de Jaurès est préférable. Pour une raison simple : la réalité n’est pas binaire.

Au niveau des acteurs sociaux, on peut constater que certains acteurs privés (associatifs ou économiques) ont un apport au bien-être plus important que certains acteurs publics. Ainsi, il est incontestable que les multinationales sont un vecteur de domination et d’exploitation, privilégiant souvent le profit le plus haut sur des conditions de vie correctes et des rémunérations équitables. Cela n’empêche pas certaines d’entre elles d’être plus rigoureuses que bon nombre de services publics en matière sociale ou environnementale. Par exemple, IBA certifiée BCorp n’a rien à envier à certaines grosses administrations communales en matière de réflexion sur son impact. Et, pour ce qui est de la qualité des conditions de travail, les grandes entreprises sont souvent meilleures que les petites. La récente étude sur les « invisibles » de la Fondation Travailler Autrement constate notamment que les travailleurs les plus précaires sont dans les structures les plus petites.

Au niveau des personnes, nous savons qu’il existe des mondes différents, que la mère célibataire au chômage à Marchienne-au-Pont livre une bataille au quotidien incompréhensible à la grande bourgeoise de Lasne, dont les préoccupations échappent elles-mêmes à la prolétaire. Mais nous savons aussi que toutes deux peuvent avoir connu des épreuves qui les rendent sœurs, d’une sororité profonde ancrée dans une condition humaine commune. L’isolement ou la détresse psychologiques sont aujourd’hui massifs et ne s’encombrent pas des appartenances de classes. C’est pourquoi, actant l’importance de ces épreuves de la vie, Rosanvallon propose d’élargir aujourd’hui la définition d’une politique progressiste.

Compte tenu de ces proximités à géométrie variable, on peut penser que l’enjeu politique est aujourd’hui de rassembler plus que d’attiser les conflits. Et le radicalisme du PTB nous met au pied du mur des questions : comment développer des alliances entre acteurs innovants des secteurs publics et privés ? Comment réunir les individus de milieux divers dans des liens solidaires ? Comment mener des politiques qui prennent en compte l’intérêt d’une minorité sans que ce soit avant tout contre une autre ? Bref : comment passer du ‘contre’ au ‘avec’ ?

Il ne s’agit pas d’être naïf : oui, les droits et les moyens des exploités s’arrachent aux exploiteurs, notamment par la grève et la politique. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut considérer la différence et le conflit comme les seules notions et armes légitimes et efficaces.

En conclusion, on pourrait dire que le PTB a une conception cubiste de la politique. Il considère l’inégalité et l’exploitation du point de vue des salaires, du point de vue des conditions de logement, du point de vue de l’enseignement, du point de vue de…  Il n’a pas tort. Mais, au bout du compte, cela donne un portrait de la société dans lequel on ne la reconnaît plus, quelque chose d’anguleux et finalement assez laid, fort peu utile pour produire de la paix sociale.

À cette esthétique, on pourra préférer et défendre celle de Monet qui à la même époque ne jurait que par la lumière et les couleurs, l’harmonie et l’imbrication des formes. Pourtant Monet était proche de Clémenceau, ce socialiste qu’on ne peut soupçonner de mollesse et qui eut cette formule pour définir la démocratie : « je me casse la tête et voilà ce que je puis trouver : l’accroissement des parties de l’intelligence d’en haut filtrées par l’accroissement de l’intelligence d’en bas, pour revenir à leur point de départ en directions générales, acceptables et praticables pour l’ensemble de la nation.  »

 

Je partage

Je découvre

Que risquons-nous ?

Interroger le monde Le monde, ici, maintenant, à l’horizon de demain et ailleurs. Événements, faits, chiffres : essayer de les regarder pour voir, situer, peser,

Lire la suite »

Encore !

Et si j’ai un désir torride, fulgurant et irrépressible d’être tenu au courant des nouvelles publications ?

Exercices de philosophie populaire

Site conçu et réalisé  par Juliane Van Cauter