E-ssais Logo PNG

Écrire à un ami

Viallate, maître en chronique, disait que l’on n’écrit bien qu’en s’adressant à une personne en particulier. L’ami P. est mort, mais ceci est fidèle à nos échanges.

GARE AU GÂCHIS

Vieille barque, De Gaulle et la néguenthropie

13 Oct 2022

Cher P,

Tu le sais, le gâchis m’agace !

Ça fait longtemps, seulement là c’est pire ; il me glace…

Peut-être causke j’vieillis. Forcément, quand la trotteuse de l’existence s’emballe comme si par une nuit de tempête un magicien farceur avait rajouté un engrenage malin à ton organisme, tu te dis qu’il vaut mieux éviter de perdre ton temps en cornichoneries. Mais il n’y a pas que ça.

L’autre jour j’étais face à une fort vieille personne. À ce niveau, je ne suis pas sûr que le terme « personne » convienne encore. Il s’agissait d’un amas de chairs et de plaintes dont le vocabulaire se résumait aux mots « je », « mon », « moi ». Cette femme avait été belle, avait eu une vivacité de corps et d’esprit, des amis, des pensées. Comment en était-elle arrivée là, à se gâcher ?

Je partage

Bien sûr, douter que cet amas puisse être humain est dangereux, un pas sur une pente glissante et nazitogène. Alors disons plutôt que j’étais face à une vieille barque naufragée. La métaphore nous met raccord avec De Gaulle jugeant Pétain pour son choix devant l’ennemi en 1940. « Malgré tout, écrit le général au début de ses mémoires de guerre, je suis convaincu qu’en d’autres temps, le maréchal Pétain n’aurait pas consenti à revêtir la pourpre dans l’abandon national je suis sûr, en tout cas, qu’aussi longtemps qu’il fut lui-même, il eût repris la route de la guerre dès qu’il put voir qu’il s’était trompé, que la victoire demeurait possible, que la France y aurait sa part. Mais, hélas ! les années, par-dessous l’enveloppe, avaient rongé son caractère. L’âge le livrait aux manœuvres de gens habiles à se couvrir de sa majestueuse lassitude. La vieillesse est un naufrage. Pour que rien ne nous fût épargné, la vieillesse du maréchal Pétain allait s’identifier avec le naufrage de la France. »

C’est un passage magnifique. D’abord car à la fois on y trouve le constat implacable de l’errement, l’erreur, l’acide du temps, et on y sent un fond de tendresse qui colle à la casserole de l’histoire des deux hommes. De Gaulle avait admiré le vieux moustachu, été son proche, sa plume. Ensuite, car il imbrique l’individuel et le collectif.

L’autre autre jour, j’étais face à un journal. J’y lisais, une fois de plus, qu’un camarade de gauche s’est fait virer d’une fort lucrative fonction publique pour avoir mis trop profond les doigts dans le pot de confiture. Cette crapule avait sans doute été un jeune sincèrement convaincu de notre fraternité, de la nécessité de s’engager pour améliorer le cours du monde. Comment en sommes-nous arrivés là, à nous gâcher ?

Pour répondre à la question du ‘comment’, peut-être faut-il d’abord creuser la notion même de ‘gâcher’. Étrangement, elle est quasi absente de la philosophie. Il y a bien depuis les Grecs une attention centrale au souci de bien déployer son existence. Mais je n’ai pas encore trouvé d’auteur qui s’attaque de manière frontale au gâchis. D’ailleurs, il n’y a pas d’entrée pour ce terme dans les dictionnaires spécialisés de Voltaire, Lalande, Blay ou Comte-Sponville.

Les dictionnaires généraux ou étymologiques donnent par contre un sens précis. « Gâcher, indique Rey dans son dictionnaire historique de la langue française, a signifié « remuer dans l’eau, laver sommairement » (d’abord, le poisson pour le dessaler), d’où vient (déb. XIVe s.) gâcher du mortier, du plâtre « le délayer ». Une autre valeur du verbe, régionale et rurale, est « pétrir ». De ce sens, évoquant comme le premier un travail rapide et parfois sommaire, sont probablement issus les sens figurés « donner sa marchandise trop bon marché » (1741) puis « faire un travail sans soin » (1808) et, par figure, « manquer qqch. faute d’en tirer profit » (1872). »

Si l’on veut creuser, peut-être est-il possible de passer par la bande de la physique. La notion d’entropie ne dit-elle pas que le désordre gagne toujours ? Il y a un certain état, un certain équilibre, un certain système de liens et de flux qui se déglinguent inéluctablement. De Gaulle pense que Pétain aurait fait le bon choix « aussi longtemps qu’il fut lui-même », mais il était défait. 

Et, surtout, il y a la notion économique de « coût d’opportunité ». Le gâchis, c’est peut-être cela : plus que la perte, c’est l’occasion ratée, l’à-côté de quoi l’on passe. La vieille barque, elle pourrait partager des moments doux avec ses petits-enfants, apprendre à traduire des poèmes arabes avec un immigré clandestin érudit, écrire les mémoires de sa jeunesse familiale pour laisser aux autres un récit de ce monde qui sans trace disparaîtra à sa mort.

Alors comment ? Comment en est-elle arrivée là, en sommes-nous à ce stade ? Et comment l’éviter, pour chacun d’entre nous et pour nous ensemble, pour cette partie de l’ensemble qui n’est pas corrompue ? 

En imaginant dans une perspective gaullienne les galipettes auxquelles se livrent l’entropie et le coût d’opportunité, on peut se dire que, pour ne pas nous gâcher, il faudrait être capable de combiner deux actions. À la manière des vieux Chinois de François Jullien, il s’agirait, d’une part, d’être capable de rester toujours dans l’élan de la vie et, d’autre part, de toujours garder le contact avec les circonstances. Ainsi, on pourrait soi-même tirer parti du potentiel des situations. Ainsi, on pourrait faire œuvre de néguentropie, réorganiser malgré tout, ne pas se laisser vaincre par la physique !

Soi-même, c’est-à-dire un mouvement, un processus, et non un moi figé. 

Soi-même, celui ou celle qui peut résister à « la majestueuse lassitude », et « reprendre la route ». 

Ce faisant, elle ou il restera dans le tissu vivant des liens et de la réciprocité.

À l’inverse de la vieille dame et du militant déchu qui se mettent au centre et ponctionnent, sans rendre.

Mon P, voici enfin entamée l’esquisse d’une philosophie du gâchis. 

Ai-je gâché du temps avant d’y parvenir ? Pas sûr.

Mais comme ta trotteuse s’est arrêtée, nous avons gâché l’occasion d’en causer.

Cette divergence laisserait à penser que le gâchis peut être partiel.

De quoi me déglacer…

Alléluia.

Je découvre

Que risquons-nous ?

Interroger le monde Le monde, ici, maintenant, à l’horizon de demain et ailleurs. Événements, faits, chiffres : essayer de les regarder pour voir, situer, peser,

Lire la suite »

Je partage

Je découvre

Que risquons-nous ?

Interroger le monde Le monde, ici, maintenant, à l’horizon de demain et ailleurs. Événements, faits, chiffres : essayer de les regarder pour voir, situer, peser,

Lire la suite »

Encore !

Et si j’ai un désir torride, fulgurant et irrépressible d’être tenu au courant des nouvelles publications ?

Exercices de philosophie populaire

Site conçu et réalisé  par Juliane Van Cauter